L’éternelle question qui se pose dans bon nombre d’enquêtes criminelles est sans doute la suivante : que s’est-il réellement passé ? Cette question, en apparence anodine, est souvent difficile à élucider, même si les volets tactiques et scientifiques de l’enquête criminelle disposent à l’heure actuelle de technologies de pointe pour les éclairer. S’ajoute à cela le fait que la victime soit décédée dans le cas d’un meurtre, que la personne suspectée soit incomplète dans ses déclarations ou encore que plusieurs suspects / témoins proposent des versions contradictoires. Les enquêteurs n’ont alors d’autre choix que de se tourner vers des indices qui pourraient les renseigner sur le modus operandi des faits.
L’activité comme leitmotiv
Le déroulement de faits criminels implique souvent une activité intense qui contraste avec l’activité routinière de notre vie quotidienne. Si l’on prend l’exemple d’un meurtre à mains nues, l’action criminelle implique très certainement une bagarre initiale, un étranglement pour causer la mort et possiblement un déplacement du corps pour tenter de dissimuler les faits. Cette activité implique de multiples contacts entre la victime et son agresseur et par conséquent, un transfert de traces tel que l’explique Edmond LOCARD dans son traité de Criminalistique.
Vérifier la présence ou l’absence de traces est la première étape indispensable dans l’enquête criminelle. Cette recherche préliminaire peut déjà apporter des indices sérieux d’une action criminelle ou de la présence du suspect sur le lieu des faits. Toutes les traces ne sont cependant pas directement visibles, comme par exemple l’ADN de contact ou les microtraces. Des prélèvements pertinents aideront à obtenir par la suite des indices supplémentaires via des analyses de laboratoire. Il convient tout de même de rappeler que l’absence de traces n’indique pas toujours l’absence de contact et que la présence de traces peut aussi être légitime.
Tenter de comprendre le modus operandi des faits va demander de considérer les indices non plus sous l’angle de leur présence ou de leur absence, mais plutôt par le biais de leur quantité et / ou de leur localisation. Dans le cas des fibres textiles, la littérature forensique a démontré que des contacts intenses et / ou répétés (comme dans une action criminelle) engendrent le transfert d’une plus grande quantité de traces que de simples contacts du quotidien (comme dans une action légitime). Quant à la localisation des traces, elle est souvent liée à l’endroit où s’est exercée l’action la plus intense, telle que par exemple la zone du cou dans une manœuvre d’étranglement. L’activité qui s’est exercée durant les faits criminels peut dès lors être envisagée via la quantité de traces de fibres textiles retrouvées et leur localisation.

Figure 1 : Différentes manières de représenter la localisation des traces de fibres sur le corps de la victime, en vue d’illustrer le rapport d’expertise de fibres et de faciliter la compréhension des zones de contact. L’image colorée (en haut à gauche) symbolise la photographie réelle faite sur la scène de crime. Les trois autres images représentent une version schématique du corps issue de cette photographie. La position et la concentration des traces de fibres peut être schématisée par des petits symboles colorés (ici des points orangés) ou par coloration des bandes adhésives via une échelle de gradation de couleur. © 2015 The Chartered Society of Forensic Sciences. Published by Elsevier Ireland Ltd. All rights reserved
L’absence de traces n’indique pas toujours l’absence de contact et que la présence de traces peut aussi être légitime.
Les microtraces de fibres textiles
Les fibres textiles – entités microscopiques et matériau de base d’une matière textile – sont généralement disponibles de manière protubérante à la surface des vêtements, d’où elles peuvent être transférées par contact. L’échange de microtraces de fibres entre la victime et son agresseur intervient typiquement lors de la friction de leurs vêtements, en particulier dans les zones où le contact est le plus intense voire répété. A noter que les fibres se transfèrent également sur d’autres supports comme la peau et les cheveux. Les traces de fibres échangées sont alors une indication microscopique qu’un contact a eu lieu et elles ne demandent qu’à être révélées !
Les microtraces de fibres textiles sont habituellement invisibles à l’œil nu et requièrent de procéder à un prélèvement systématique. La technique de collecte la plus répandue au niveau européen est l’application de bandes adhésives sur toute la surface porteuse des traces (aussi nommée taping ou tape-lifting). La manière d’apposer les bandes adhésives dépend des conditions de travail ou du but recherché. Une application « zonale » (chaque bande adhésive utilisée est tamponnée à plusieurs reprises pour couvrir une zone plus large que ses dimensions propres) peut être considérée comme suffisante si le prélèvement consiste à préserver rapidement les traces ou que le vêtement a déjà été fortement manipulé, par exemple sous l’action des services d’urgence. A contrario, si une localisation précise des traces est souhaitée, l’application idéale est la technique « 1 : 1 » (chaque bande adhésive utilisée est apposée à une seule reprise pour couvrir une zone équivalente à ses dimensions propres, les bandes étant apposées bord à bord pour couvrir une surface plus large). Plus la technique de prélèvement est précise, plus la localisation des traces et leur quantité apparaîtra de manière évidente sur le schéma des traces qui sera établi après l’exploitation des prélèvements. Notons que la technique « 1 : 1 » est à recommander si des traces de sang ou d’ADN de contact doivent être exploitées sur les vêtements, car la technique « zonale » risque de disperser ou de diluer les traces biologiques.
La recherche des microtraces de fibres sur les bandes adhésives est encore et toujours manuelle. Faute d’appareillage automatisé, l’opérateur de laboratoire examine chaque bande adhésive sous le binoculaire et y recherche la présence de traces pertinentes. Si le suspect portait par exemple un T-shirt en coton rouge, l’opérateur qui examine les prélèvements réalisés sur la victime va cibler son attention sur les fibres de coton rouge de même nuance que celle du T-shirt suspect. Les traces sont habituellement marquées au feutre indélébile sur la bande adhésive, ce qui permet facilement de les localiser et de les dénombrer.
L’étape suivante consiste à analyser une partie voire la totalité des traces, après les avoir extraites de la bande adhésive et reconditionnées de manière individuelle sur une lamelle de verre correctement labélisée pour assurer leur traçabilité. La littérature forensique indique qu’une discrimination idéale est obtenue en combinant un examen microscopique à haut grossissement (typiquement 400×) et une mesure objective de la couleur de la fibre (via son spectre d’absorption en micro-spectrophotométrie). La composition chimique des fibres synthétiques est vérifiée si nécessaire par spectroscopie infra-rouge. Les traces démontrant les mêmes propriétés que les fibres du vêtement de comparaison sont dites correspondantes ou indiscernables du point de vue analytique.
Sans indication sur les vêtements portés par l’auteur des faits, le même genre de travail peut être réalisé, mais alors de manière investigative.







Connaissant la quantité et la localisation des traces dites correspondantes, il est alors possible d’établir une cartographie des traces sur le corps de la victime, si les prélèvements ont concerné la totalité du corps (vêtements, peau et cheveux) de la victime décédée. Un schéma plus simple des traces peut aussi être établi si a minima les vêtements de la victime ont été prélevés rapidement après leur saisie.
Sans indication sur les vêtements portés par l’auteur des faits, le même genre de travail peut être réalisé, mais alors de manière investigative. L’opérateur de laboratoire doit alors repérer sur les bandes adhésives les fibres de même aspect (forme et couleur) qui reviennent de manière récurrente et qui sont étrangères aux vêtements de la victime. Les traces marquées par l’opérateur sont ensuite analysées afin de vérifier qu’elles forment bien un groupe de traces indiscernables du point de vue analytique. Dans l’affirmative, les propriétés du groupe de fibres (notamment la couleur et la composition chimique) peuvent être communiquées aux enquêteurs dans l’idée de cibler des vêtements suspects lors de futures perquisitions. Ces vêtements pourront par la suite être utilisés comme matériel de comparaison pour les traces de fibres, ou encore exploités à la recherche d’autres types de traces comme du sang ou de l’ADN de contact.
La recherche de microtraces de fibres est ici principalement présentée sous l’angle de vue d’un contact criminel entre une victime et son meurtrier, avec un prélèvement systématique de microtraces sur le corps de la victime, réalisé sur le lieu des faits. Ceci découle d’une procédure standardisée d’application notamment en Belgique. Le prélèvement et la recherche de microtraces de fibres sont bien sûr possibles sur d’autres substrats que le corps ou les vêtements de la victime, à commencer par les vêtements d’un suspect, les sièges ou le coffre d’un véhicule, un couteau ou tout autre objet utilisé comme arme, etc.
L’expertise de fibres textiles est un domaine forensique généralement méconnu, dont l’utilité est souvent sous-estimée.

Figure 2 : Technique de prélèvement de microtraces par bandes adhésives apposées sur le corps d’une victime. La technique « 1:1 » est illustrée (à gauche) avec des bandes adhésives de petite dimension qui épousent la morphologie du corps et (au centre) avec des bandes adhésives plus larges qui assurent un prélèvement plus rapide (« semi-1 : 1 »). La technique « zonale » est illustrée (à droite) via la division fictive du corps en plusieurs zones qui seront tour à tour tamponnées via des bandes adhésives. © 2015 The Chartered Society of Forensic Sciences. Published by Elsevier Ireland Ltd. All rights reserved.
Le rôle important de l’expert en fibres
L’expertise de fibres textiles est un domaine forensique généralement méconnu, dont l’utilité est souvent sous-estimée. A l’instar d’autres traces matérielles, elle ne permet pas de mener à l’identification d’une personne comme source de la trace collectée, ce qui paraît a priori être une lacune. C’est pourquoi l’expertise de fibres ne doit pas être considérée en opposition aux analyses ADN, mais plutôt comme une expertise d’utilité complémentaire : l’ADN menant souvent à l’identification, les fibres potentiellement à l’activité criminelle !
Le rôle de l’expert est crucial dans une expertise de fibres et sa principale mission, au-delà de communiquer ses observations analytiques, est d’informer le futur lecteur de son rapport sur la portée des résultats analytiques. Là où l’expert en ADN peut, sans risque de mécompréhension, rapporter une correspondance de profil génétique entre le suspect et la trace prélevée sur le cou de la victime, l’expert en fibres se doit de nuancer la correspondance entre les traces de fibres et les vêtements suspects.
Le principal critère permettant de nuancer une correspondance est ce que l’on appelle la rareté des fibres analysées. La littérature forensique met en lumière les types de fibres les plus fréquents comme étant principalement le coton puis dans une plus petite mesure le polyester, en particulier de couleur noire, grise ou bleue. Ces types de fibres peuvent donc conduire à une correspondance fortuite, due à leur manque de rareté dans le monde textile. Les autres types de fibres peuvent être considérés comme plus rares et ainsi apporter plus de poids à la correspondance analytique établie entre les traces et les vêtements du suspect. Au-delà de la littérature disponible, l’idéal dans la détermination de la rareté est de disposer d’une base de données de fibres ou d’une solide expérience de plusieurs années dans le domaine. La création d’une base de données européenne est un sujet toujours en discussion depuis une bonne décennie et constitue un terreau fertile pour espérer aboutir à sa création effective dans la prochaine décennie.
Une manière transparente de nuancer les résultats de l’expertise de fibres est de formuler des conclusions pondérées provenant d’une démarche évaluative, notamment via l’approche évaluative de type bayésienne. Pour ce faire, l’expert travaille sur base de deux hypothèses et vérifie la vraisemblance des résultats analytiques selon l’une et l’autre hypothèse. Les hypothèses peuvent être formulées à différents niveaux, mais le leitmotiv de l’expertise de fibres demeure plus que probablement l’activité. Le niveau de l’activité va typiquement formuler ce que l’on reproche au suspect dans la première hypothèse (habituellement dite à charge) et ce que le suspect explique dans la seconde hypothèse (habituellement dite à décharge). Ainsi, l’expert est certain de considérer les deux points de vue (accusation et défense) dans l’évaluation des résultats de son expertise. Dans cette évaluation, l’expert va bien sûr intégrer la rareté des fibres analysées, mais également la quantité et la localisation des traces, ainsi que d’autres facteurs propres aux conditions du dossier traité (transfert, persistance, bruit de fond, etc.). L’évaluation fera pencher la balance en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse, avec un certain poids. Cette pondération est expliquée dans une annexe au rapport d’expertise, afin que le lecteur puisse comprendre la force (faible, modérée ou forte) des conclusions. De manière générique, une expertise de fibres peut typiquement produire des conclusions fortes en faveur de contacts intenses entre le suspect et la victime, par opposition aux contacts légitimes que le suspect explique. Le schéma des traces sur le corps de la victime viendra, en appui des conclusions, indiquer les zones de contact préférentielles sur le corps de la victime. En fin de compte, un suspect donnant des explications crédibles sur sa présence ou celle de son ADN sur le lieu des faits peut tout de même se retrouver trahi par ses vêtements !
Références :
- De Wael, Lepot, Lunstroot & Gason, 10 years of 1:1 taping in Belgium— A selection ofmurder cases involving fibre examination, Science & Justice 56 (2016) 18-28.
- Lau, Spindler & Roux, The transfer of fibres between garments in a choreographed assault scenario, Forensic Science International 349 (2023) 111746.
- Sheridan et al., A quantitative assessment of the extent and distribution of textile fibre transfer to persons involved in physical assault, Science & Justice 63 (2023) 509-516.
- Lepot, Lunstroot & De Wael, Interpol review of fibres and textiles 2016-2019, Forensic Science International: Synergy 2 (2020) 481-488.
- Lepot, Vanhouche, Vanden Driessche & Lunstroot, Interpol review of fibres and textiles 2019-2022, Forensic Science International: Synergy 6 (2023) 100307.
- ENFSI, Guideline for evaluative reporting in forensic science, v3.0, https://enfsi.eu/wp-content/uploads/2016/09/m1_guideline.pdf