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Vers une révolution de l’imagerie médico-légale post-mortem

Comment repérer une lésion interne passée inaperçue à l’autopsie, mais pourtant susceptible d’avoir causé la mort ? En médecine légale, comprendre les traumatismes internes est essentiel pour restituer le déroulement d’un événement violent. Parmi ces blessures, celles qui atteignent l’artère vertébrale constituent un défi majeur. Discrètes et souvent masquées par les structures osseuses, elles échappent fréquemment aux méthodes d’examen traditionnelles. Une avancée technologique récente liée à l’imagerie médico-légale propose une voie prometteuse : associer la fluoroscopie et la micro-tomographie (micro-CT) pour analyser avec une précision inédite les lésions vasculaires post-mortem.

Une artère clé, mais difficile d’accès

L’artère vertébrale irrigue des zones vitales du système nerveux comme le tronc cérébral, le cervelet et les régions postérieures du cerveau. Une atteinte, même minime, peut provoquer un AVC, un effondrement neurologique ou un décès rapide. Son trajet anatomique, profondément enfoui dans la colonne cervicale, la rend difficile à explorer. En contexte médico-légal, une lésion sur cette artère constitue un indice déterminant dans l’analyse d’une plaie pénétrante du cou, souvent révélateur d’une intention potentiellement létale.

L’imagerie médico-légale pour observer le flux en temps réel

Utilisée en médecine pour ses capacités d’imagerie dynamique, la fluoroscopie permet de suivre la circulation d’un agent de contraste à travers les vaisseaux. Elle met en évidence les fuites, sténoses ou occlusions caractéristiques d’un traumatisme vasculaire. Mais si elle offre une vue d’ensemble, sa résolution reste insuffisante pour examiner les lésions microscopiques.

La micro-CT pour plonger au cœur de la lésion

Pour franchir cette limite, les chercheurs recourent à la micro-tomographie, une technique d’imagerie à très haute résolution. L’échantillon est tourné sur lui-même pendant la prise de milliers d’images radiographiques, qui sont ensuite reconstruites en un modèle 3D numérique. Ce procédé révèle des détails invisibles autrement comme des déchirures de la paroi artérielle, thrombus, dissections ou ruptures partielles. Ces reconstructions offrent la possibilité de réaliser des dissections virtuelles sous différents angles, sans altérer le corps, et en garantissant une reproductibilité précieuse en contexte judiciaire.

Une méthode standardisée, au service de la justice et de la médecine

Le protocole développé par Secco et ses collaborateurs repose sur une imagerie ex situ, c’est-à-dire réalisée sur une artère extraite du corps. Cette approche contourne plusieurs obstacles comme la décomposition avancée, la chirurgie antérieure, les traumatismes complexes ou encore les artefacts liés aux mouvements. Grâce à l’injection d’un agent de contraste, le réseau vasculaire est parfaitement visualisé, permettant une documentation précise et stable. Ces images de haute qualité constituent des preuves solides, exploitables devant un tribunal, mais aussi une ressource précieuse pour les équipes médicales lors de la planification d’interventions neurochirurgicales ou traumatologiques.

Un outil pédagogique et scientifique

Au-delà de leur valeur diagnostique, les reconstructions 3D et les vidéos fluoroscopiques représentent d’excellents supports d’enseignement. Elles permettent de visualiser les mécanismes de blessure avec un réalisme saisissant et de mieux comprendre la biomécanique d’un traumatisme pénétrant. Cette compréhension fine des forces en jeu aide non seulement les chercheurs à caractériser les lésions vasculaires, mais aussi les ingénieurs à concevoir des protections plus efficaces et les experts à reconstituer avec justesse les circonstances d’un acte violent.

Vers un nouveau standard en médecine légale

Fruit d’une collaboration étroite entre radiologues, pathologistes, ingénieurs et chimistes, ce protocole d’imagerie marque une évolution importante dans la pratique médico-légale. L’accessibilité croissante des équipements de micro-CT laisse entrevoir son intégration prochaine dans les autopsies de routine. Avec l’amélioration continue des technologies d’imagerie en termes de résolution, de rapidité et de capacité multi-contraste, l’hypothèse d’examens post-mortem vasculaires non invasifs devient chaque jour plus réaliste. À terme, cette méthode pourrait être étendue à d’autres zones artériels (carotide, sous-clavière, intracrânien), enrichissant ainsi la compréhension globale des traumatismes vasculaires.

Conclusion

À la croisée de la technologie et des sciences médico-légales, cette approche allie précision, rigueur et innovation. En offrant une lecture tridimensionnelle et reproductible des lésions internes, elle transforme la manière d’aborder les plaies par arme blanche touchant l’artère vertébrale. C’est une avancée majeure, au service de la vérité judiciaire autant que de la connaissance scientifique, ouvrant la voie à une nouvelle génération d’autopsies plus fines, plus fiables et mieux documentées.

Référence :

Bioengineer.org. (2024). Detecting Vertebral Artery Stab Wounds with Imaging. consultable ici.

Secco, L., Franchetti, G., Viel, G. et al. Ex-situ identification of vertebral artery injuries from stab wounds through contrast-enhanced fluoroscopy and micro-CT. Int J Legal Med (2025). consultable ici.

Medscape. (2024). Vertebral Artery Anatomy, consultable ici.

Symptômes post-traumatiques des personnes victimes d’agressions sexuelles dans l’enfance

L’évaluation clinique et judiciaire des enfants victimes d’agressions sexuelles nécessite une connaissance approfondie du développement de l’enfant et des manifestations des symptômes post-traumatiques typiques de l’enfance et l’adolescence. Connaître les particularités symptomatiques chez l’enfant permet de distinguer les manifestations traumatiques des variations normales du développement, dans une approche qui doit impérativement respecter le monde de l’enfance.

Respecter et s’appuyer sur le monde de l’enfance

En effet, la pratique avec les enfants implique d’utiliser des médiations correspondant à des mondes enfantins, d’employer un vocabulaire et un ton adapté à l’âge et d’explorer les intérêts de l’enfant. Au-delà de l’alliance qu’ils permettent, les intérêts de l’enfant sont des indicateurs de son niveau de développement, de son environnement, de son organisation quotidienne, indicateurs riches pour l’évaluation expertale.

Prenons pour exemple, un enfant de 8 ans, scolarisé en CE2, interrogé simplement sur ses activités préférées indique jouer à la Tablette au jeu Paddington. Interrogé simplement sur la tablette et sur le jeu avec des questions comme : « qu’est-ce que tu aimes dans ce jeu ? » « Qu’est-ce que tu peux me raconter sur cette tablette ? », l’enfant indique que la tablette appartient à son père, que lui n’en pas, qu’il peut y jouer les mercredis et week-end, durant 30 minutes, dans le salon familial. Il raconte aimer cet ourson pour ses aventures, il lui est alors demandé de détailler un de ses moments préférés.

Respecter le monde de l’enfance, c’est chercher éviter le risque d’une nouvelle traumatisation lors de l’examen expertal

Les réponses de l’enfant nous permettent d’évaluer : un intérêt et une activité cohérente avec son âge, un cadre familial adapté à son âge concernant les jeux sur écran mais également sa capacité à effectuer un récit (pronoms et temps utilisés, structuration spatiale et chronologique, distinction avec la réalité…). L’analyse ne sera pas la même si le jeu pratiqué est Call of Duty, jeu de guerre, selon les versions, déconseillés au moins de 16 ou 18 ans ou si l’enfant de 8 ans a un écran dans sa chambre ou encore s’il s’agit d’un adolescent de 15 ans…

Enfin, et c’est d’après moi le plus important, respecter le monde de l’enfance, c’est chercher éviter le risque d’une nouvelle traumatisation lors de l’examen expertal. Un environnement indiquant que les enfants sont les bienvenus est judicieux : des lectures enfantines en salle d’attente, des jouets, la possibilité de s’assoir de manière confortable, de pouvoir bouger… Indiquer aux accompagnateurs de prendre un doudou ou un objet rassurant est également nécessaire. Pour en revenir à la symptomatogie post-traumatique enfantine, cette problématique prend une résonance particulière au regard d’affaires récentes comme celle de Joël Le Scouarnec, où 299 victimes identifiées présentaient des symptômes post-traumatiques significatifs malgré une absence apparente de souvenirs des agressions subies sous anesthésie.

Le cadre théorique du psychotraumatisme sexuel

Le psychisme désigne l’ensemble des phénomènes mentaux conscients et inconscients : les processus cognitifs (pensée, mémoire, perception), les processus affectifs (émotions, sentiments), les mécanismes de défense psychologiques, l’activité fantasmatique et imaginaire, les structures de la personnalité. L’évènement traumatique est une intrusion brutale dans le psychisme, dépassant les capacités de traitement et d’intégration de l’appareil mental, c’est ce qui est qualifié d’effraction traumatique.

Un enfant victime d’abus restera souvent longtemps dans la dénégation

L’effraction traumatique chez l’enfant victime d’agression sexuelle présente des caractéristiques particulières. Louis Crocq (1999) définit le psychotraumatisme comme « un phénomène d’effraction du psychisme et de débordement de ses défenses par les excitations violentes afférentes à la survenue d’un événement agressant ou menaçant pour la vie ou pour l’intégrité (physique ou psychique) d’un individu qui y est exposé comme victime, comme témoin ou comme acteur ». Dans le cas des agressions sexuelles, cette effraction revêt une dimension non accessible à l’enfant. Comme le souligne Tardy (2015), « Un enfant victime d’abus restera souvent longtemps dans la dénégation, défense destinée à lui éviter de réaliser les troubles psychiques des adultes censés le protéger et qui l’ont en fait agressé, ce qui serait trop angoissant ».

Le syndrome de répétition, tel que décrit par Crocq (2004), constitue « un ensemble de manifestations cliniques par lesquelles le patient traumatisé revit intensément, contre sa volonté et de manière itérative, son expérience traumatique ». C’est ainsi que chez l’enfant et l’adolescent, comme chez l’adulte, de nombreux symptômes autour de la répétition ou de l’évitement de la répétition vont être observé.

Symptômes selon l’âge : une approche développementale

Les manifestations traumatiques chez les plus jeunes :

Elles sont caractérisées par des souvenirs intrusifs peu intégrés, composés essentiellement de sensations et d’émotions intenses selon les travaux de Eth, Pynoos (1985) et Pynoos, Steinberg et coll. (1995). En dehors des jeux habituels, inhérent à l’enfance, des jeux spécifiques, en lien avec l’évènement traumatique peuvent se développer. Ces jeux post-traumatiques constituent un indicateur clinique majeur : Fletcher (1996) les décrit comme « répétitifs, impliquant un élément central en lien avec l’événement, ou non lié à l’événement, moins élaborés et imaginatifs que les jeux habituels, généralement chargés d’émotions (anxiété), rigides, peu joyeux ». Ces jeux perdent leur fonction créative et exploratoire normale pour devenir compulsifs et stéréotypés.

L’hyperactivité neurovégétative et l’évitement sont des symptômes post-traumatiques habituels. Chez les enfants, ils se manifestent par une hypervigilance anxieuse, des réactions de sursaut exagérées et des troubles du sommeil avec des réveils fréquents. L’évitement se traduit par un isolement social, un émoussement affectif et une régression développementale touchant la propreté, le sommeil ou le retour de peurs infantiles. Putnam (2003) dans son étude longitudinale sur 166 enfants victimes d’agressions sexuelles, démontre que 40% développent des symptômes d’hyperactivité dans les 6 mois suivant la révélation, contre 8% dans la population générale. L’auteur explique cette hyperactivité comme un mécanisme adaptatif de fuite face aux stimuli intrusifs post-traumatiques.

Certains enfants développent des comportements lisses, n’attirant absolument pas l’attention

Les manifestations post-traumatiques chez l’enfant présentent des particularités souvent méconnues qui rendent leur identification complexe. Contrairement aux adultes, les enfants présentent fréquemment des symptômes aspécifiques selon les recherches développementales, particulièrement les enfants les plus jeunes (moins de six ans).

Dès le plus jeune âge, les troubles du rapport au corps constituent un marqueur clinique essentiel : limitation de tenues vestimentaires ou tenues sexualisées, conduites de lavage extrêmes, problème dans le rapport à sa propre nudité, manque d’investissement corporel, image dévalorisée de son corps ou certaines parties de son corps, troubles dans la relation au toucher, refus de manifestation affective. Ces manifestations corporelles sont souvent non reconnues car elles peuvent paraître anodines ou être attribuées à d’autres causes. À l’opposé de l’agitation parfois observée, certains enfants développent des comportements lisses, n’attirant absolument pas l’attention. Cette présentation inhibitrice, caractérisée par une adaptation excessive et une conformité extrême, constitue paradoxalement un signe d’alerte. Les recherches soulignent l’importance de « garder à l’esprit que certains de ces comportements sont courants dans cette tranche d’âge. Ainsi, les symptômes d’activation neuro-végétative se manifestent plutôt par une exacerbation de comportements déjà présents chez l’enfant, parfois difficilement repérable par l’entourage » (Eth, Pynoos, 1985 ; Pappagallo, Silva, Rojas, 2004).

Les enfants plus âgés (6 à 12 ans) :

En plus des symptômes précédents, ils peuvent présenter des troubles somatiques (céphalées, maux de ventre, etc.) qui, par leur caractère aspécifique, ne sont pas toujours reliés au traumatisme sexuel. Ces manifestations somatiques constituent pourtant des indicateurs cliniques importants dans le contexte d’une évaluation globale.

Chez l’enfant d’âge scolaire, les souvenirs intrusifs deviennent plus structurés mais peuvent contenir des modifications mentales protectrices minimisant la gravité de l’évènement. Les jeux post-traumatiques évoluent : ils sont « plus élaborés et sophistiqués, avec transformation de certains aspects de l’événement, introduction de dangers symboliques (monstres), implication d’autres personnes (pairs) » (Fletcher, 1996). Ces transformations témoignent d’une tentative d’élaboration psychique plus mature. L’impact scolaire devient prépondérant avec des troubles attentionnels, une chute des performances et parfois un refus scolaire anxieux ainsi qu’une perte d’estime de soi et de confiance envers les proches. Les symptômes somatiques fréquents peuvent générer une absence scolaire.

À l’adolescence :

Les dessins et jeux post-traumatiques deviennent peu fréquents, remplacés par d’autres modes d’expression de la souffrance. Les manifestations se rapprochent de celles observées chez l’adulte (Yule, 2001 ; Rojas & Lee, 2004), avec des souvenirs répétitifs, des flash-backs et un émoussement affectif, c’est-à-dire une diminution de l’intensité et de la gamme des expressions émotionnelles, marqué. L’émoussement affectif se traduit dans des expressions faciales pauvres ou figées, une voix monotone, un regard terne, peu expressif, des réponses émotionnelles inappropriées ou absentes, une capacité réduite à ressentir la joie, la tristesse, la colère. Il peut impliquer des difficultés à établir des liens affectifs, des relations interpersonnelles appauvries et une Impression de « froideur » donnée à l’entourage. Les conduites addictives avec substances (alcool, produits toxiques, drogues…) ou comportementales (jeux vidéo, vidéos pornographiques, sexualité, jeux d’argent…) et les comportements à risque (vitesse, équilibre, délinquance…) peuvent apparaître.

L’évaluation doit distinguer l’exploration sexuelle normale des manifestations pathologiques

Symptômes spécifiques aux traumatismes sexuels

Les troubles du rapport au corps sont caractéristiques et constituent un marqueur spécifique des traumatismes physiques et sexuels. Globalement, la sexualisation du vocabulaire et des conduites est un indicateur, encore plus notable, si le changement est soudain.

Les Comportements Sexuels Problématiques (CSP) constituent une manifestation spécifique particulièrement importante à identifier. Selon l’ATSA (Association of the Treatment of Sexual Abusers), les CSP sont définis comme des « comportements, de nature sexuelle, manifestés par un enfant, qui sont considérés comme inappropriés en fonction de son âge et de son niveau de développement » et qui peuvent être « néfastes pour lui-même ou pour les autres enfants impliqués ».

Les CSP sont définis jusqu’à 12 ans et leur évaluation nécessite une connaissance du développement sexuel de l’enfant et l’adolescent et d’un vocabulaire adapté à son âge. Cette définition s’inscrit dans une approche développementale où l’évaluation doit distinguer l’exploration sexuelle normale des manifestations pathologiques. Selon Chaffin et coll. (2006), les comportements sexuels sont considérés comme problématiques selon six critères : ils surviennent à une « fréquence ou une intensité élevée », « interfèrent avec le développement social ou cognitif de l’enfant », « intègrent la force, la coercition ou l’intimidation », sont « associés à des blessures physiques ou à une détresse émotionnelle », « surviennent entre des enfants de stade développemental différent », et « persistent malgré les interventions d’un adulte ». Les CSP peuvent inclure des attouchements sur d’autres enfants, une masturbation excessive, des connaissances sexuelles inadaptées au développement, ou des conduites hypersexualisées.

Symptômes à l’âge adulte :

Les recherches longitudinales démontrent la persistance des symptômes à l’âge adulte. Une étude britannique sur 2232 sujets de 18 ans révèle un risque majoré de troubles psychiatriques : 29,2% de dépression caractérisée, 22,9% de troubles des conduites, 15,9% de dépendance à l’alcool, 8,3% d’automutilations et 6,6% de tentatives de suicide.

L’impact sur la vie conjugale est particulièrement documenté. Selon Gérard (2014), près de 60% des adultes victimes d’abus sexuels dans l’enfance vivent une situation d’isolement conjugal ; 20% n’ont jamais pu s’inscrire dans une relation durable. Les difficultés relationnelles se caractérisent par une oscillation paradoxale entre méfiance excessive et dépendance, des troubles sexuels polymorphes (« hypersexualité ou manque de libido, absence de plaisir, douleurs, comportements sexuels à risque »), et la recherche d’un partenaire « réparateur » générant frustrations intenses. Chez les femmes, des troubles menstruels spécifiques sont fréquemment observés dès la puberté : irrégularités, douleurs, aménorrhée, dégoût.

Parmi les symptômes observés dans le cadre expertal chez les adultes ayant été victimes d’agressions sexuelles dans l’enfance, on retrouve les symptômes observés chez les enfants : comme des comportements masturbatoires persistants développés dans l’enfance, à la période des faits ou de leur révélation ; des somatisations évitantes, des troubles attentionnels… C’est le recueil de ces symptômes qui va pouvoir indiquer une cohérence avec des faits décrits dans le cadre de l’expertise psychologique. Par ailleurs, pour la personne victime, cette analyse pourra permettre de donner un sens à des conduites incomprises et parfois réprouvées.

Il n’est pas nécessaire de se souvenir pour souffrir de troubles post-traumatiques

L’affaire Scouarnec : symptômes sans souvenirs

L’affaire Scouarnec illustre parfaitement la problématique des symptômes post-traumatiques en l’absence de souvenirs conscients. Les 299 victimes identifiées, majoritairement mineures et agressées sous anesthésie, présentaient des manifestations symptomatiques avant même la révélation des faits par les enquêteurs. Amélie Lévêque témoigne : « J’avais tellement de séquelles en fait de cette opération qui étaient là, mais que personne n’expliquait ». Ces séquelles incluaient phobies médicales, troubles alimentaires et « le sentiment diffus que quelque chose d’anormal avait eu lieu ». Les experts au procès ont confirmé que « il n’est pas nécessaire de se souvenir pour souffrir de troubles post-traumatiques ».

Jean-Marc Ben Kemoun, pédopsychiatre et médecin légiste, explique cette « mémoire du corps » : « Le corps parle et moins nous sommes dans la conscience d’un événement douloureux ou stressant, plus son impact sur le corps sera fort ». Même en état de conscience altéré, l’impact traumatique persiste, générant des symptômes durables sans souvenir explicite.

Implications cliniques et perspectives

Cette réalité clinique souligne l’importance d’une évaluation multidimensionnelle respectant les particularités développementales. L’expertise doit intégrer l’observation des jeux et intérêts selon l’âge, l’évaluation de l’inscription sociale et scolaire, et la capacité de projection positive dans l’avenir. L’affaire Scouarnec démontre que l’absence de souvenirs conscients n’exclut nullement l’existence d’un traumatisme et de ses conséquences durables. Cette compréhension s’avère essentielle pour une évaluation clinique symptomatologique, notamment chez les jeunes enfants ou les personnes ayant vécu des traumatismes sexuels avant 6 ans.

Bibliographie :

Crocq, L. (2004). Traumatismes psychiques : Prise en charge psychologique des victimes. Paris : Masson.

Tardy, M.-N. (2015). Chapitre 8. Vécu de l’enfant abusé sexuellement. Dans M.-N. Tardy (dir.), La maltraitance envers les enfants. Les protéger des méchants (pp. 123-150). Paris : Odile Jacob.

Drell, M. J., Siegel, C. H., Gaensbauer, T. J. (1993). Post-traumatic stress disorder. Dans C. H. Zeanah (dir.), Handbook of infant mental health (pp. 291-304). New York : Guilford Press.

Fletcher, K. E. (1996). Childhood posttraumatic stress disorder. Dans E. J. Mash & R. A. Barkley (dir.), Child psychopathology (pp. 242-276). New York : Guilford Press.

Frank W. Putnam, Ten-Year Research Update Review: Child Sexual Abuse, Journal of the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, Volume 42, Issue 3, 2003, Pages 269-278,

Pynoos, R. S., Steinberg, A. M., Wraith, R. (1995). A developmental model of childhood traumatic stress. Dans D. Cicchetti & D. J. Cohen (dir.), Developmental psychopathology (Vol. 2, pp. 72-95). New York : Wiley.

Scheeringa, M. S., Zeanah, C. H. (2003). Symptom expression and trauma variables in children under 48 months of age. Infant Mental Health Journal, 24(2), 95-105.

Yule, W. (2001). Post-traumatic stress disorder in the general population and in children. Journal of Clinical Psychiatry, 62(17), 23-28.

Gérard, C. (2014). Conséquences d’un abus sexuel vécu dans l’enfance sur la vie conjugale des victimes à l’âge adulte. Carnet de notes sur les maltraitances infantiles, 3, 42-48. DOI : 10.3917/cnmi.132.0042

Chaffin, M., Letourneau, E., Silovsky, J. F. (2002). Adults, adolescents, and children who sexually abuse children: A developmental perspective. Dans J. E. B. Myers, L. Berliner, J. Briere, C. T. Hendrix, C. Jenny, & T. A. Reid (dir.), The APEAC handbook on child maltreatment (2e éd., pp. 205-232). Thousand Oaks, CA : Sage.

Chaffin, M., Berliner, L., Block, R., Johnson, T. C., Friedrich, W. N., Louis, D. G., … & Silovsky, J. F. (2006). Report of the ATSA task force on children with sexual behavior problems. Child Maltreatment, 11(2), 199-218.

Gury, M.-A. (2021). Pratique de l’expertise psychologique avec des enfants dans le cadre judiciaire pénal. Psychologues et Psychologies, 273, 24-26.

France Info (6 mars 2025). Procès de Joël Le Scouarnec : une affaire « entrée par effraction » dans la vie de nombreuses victimes, sans souvenirs d’actes subis sous anesthésie.

France 3 Bretagne (14 avril 2025). Procès le Scouarnec : « même sans souvenirs, on peut souffrir de troubles post-traumatiques ». consultable ici.

Pôle fédératif de recherche et de formation en santé publique Bourgogne Franche-Comté (2025). Aide au diagnostic et au repérage ajusté du comportement sexuel problématique chez l’enfant. Projet de recherche AIDAO-CSP.

Comment récupérer des documents broyés à la déchiqueteuse - police scientifique - Forenseek

Reconstruction de documents déchirés

Quand un document a été déchiré ou broyé, l’enquêteur se retrouve face à un puzzle dont on a perdu la boîte, l’image de référence et parfois même une partie des pièces. Pourtant, l’information contenue dans ces fragments peut changer le cours d’une affaire : un chiffre sur un contrat, un nom dans un tableau, une annotation manuscrite dans la marge. La question n’est donc pas seulement “peut-on reconstituer ?”, mais “peut-on le faire de façon fiable, traçable, et suffisamment rapide pour être utile à l’enquête ?”.

Pourquoi la reconstitution est difficile

Dans la pratique forensique, les fragments sont rarement propres et réguliers. Ils varient par la forme, la taille, la texture du papier, la densité d’encre et l’orientation. Lorsque plusieurs documents ont été détruits ensemble, les morceaux s’entremêlent et produisent des ambiguïtés visuelles : deux bords peuvent sembler compatibles sans l’être, deux polices différentes peuvent paraître proches, et des zones uniformes, un fond clair, une photographie sans détail, n’offrent quasiment aucun indice. Les approches dites “edge matching”, qui cherchent des continuités au niveau des bords et des motifs, fonctionnent assez bien sur de petits lots. Mais dès que le nombre de fragments augmente, le nombre de combinaisons explose et ces méthodes peinent à départager les hypothèses concurrentes.

L’idée : apprivoiser le hasard pour mieux explorer

L’optimisation stochastique propose une autre manière d’aborder le problème. Plutôt que d’essayer d’atteindre immédiatement la configuration parfaite, l’algorithme génère des assemblages plausibles, les évalue, et accepte parfois des choix “imparfaits” afin de continuer à explorer l’espace des solutions. Cette stratégie, inspirée des probabilités, alterne en permanence entre deux mouvements complémentaires : l’exploration, qui visite des pistes nouvelles pour éviter les impasses, et l’exploitation, qui consolide les bonnes intuitions déjà trouvées. Concrètement, chaque proposition d’assemblage reçoit un score fondé sur la continuité visuelle (alignement des lettres, prolongement de traits, raccords de texture et de couleur). Si la cohérence s’améliore, l’hypothèse est adoptée ; si elle est moins bonne, elle peut tout de même être tolérée un temps, pour vérifier qu’elle n’ouvre pas sur une meilleure configuration plus loin. Cette logique souple distingue la méthode des approches plus rigides telles que le recuit simulé ou certains algorithmes génétiques. Elle s’accommode mieux de la variabilité réelle des documents et des mélanges de fragments, et elle laisse la porte ouverte à une interaction légère de l’opérateur lorsque nécessaire.

Ce que montrent les essais

Les auteurs rapportent des tests à grande échelle sur plus d’un millier de documents déchirés hétérogènes (impressions bureautiques, manuscrits, images et pages mixtes). Les résultats convergent vers une observation intuitive pour tout expert : plus un document est riche en contenu (texte dense, trames, motifs), plus la reconstitution gagne en vitesse et en précision. À l’inverse, les zones uniformes exigent davantage d’itérations, car elles offrent peu de points d’ancrage visuels. Dans les cas les plus délicats, l’ajout ponctuel d’indices par l’opérateur, par exemple valider un raccord ou indiquer l’orientation probable d’un fragment, suffit à guider l’algorithme sans compromettre la reproductibilité globale.

Une validation sur un défi de référence

Pour éprouver l’approche en conditions proches du terrain, les chercheurs l’ont confrontée à des jeux de fragments inspirés du DARPA Shredder Challenge, un jalon bien connu où l’on tente de reconstituer des documents broyés en très petites bandes ou en confettis. La méthode est parvenue à reconstruire des pages lisibles et cohérentes là où d’autres techniques échouaient ou s’essoufflaient. Ce n’est pas seulement un résultat académique : c’est une preuve que l’algorithme tient la route lorsque les contraintes se rapprochent d’un contexte d’enquête, avec des fragments nombreux, mélangés et parfois abîmés par la manipulation ou la numérisation.

Intérêt pour la pratique forensique

Au-delà des performances brutes, la valeur d’une telle méthode se mesure à son intégration dans un flux de travail probant. La reconstitution initiale, habituellement la plus chronophage, peut être automatisée en grande partie, libérant du temps pour l’analyse de contenu. Surtout, la démarche se prête à une traçabilité fine : journal des hypothèses testées, paramètres retenus, seuils d’acceptation, captures intermédiaires. Ces éléments permettent de documenter la chaîne de conservation, d’expliquer les choix techniques devant un magistrat et, si nécessaire, de reproduire la procédure.

Dans les laboratoires, l’intégration est facilitée si l’on adopte des pratiques d’acquisition rigoureuses comme une numérisation à haute définition, un fond neutre, un calibrage colorimétrique et l’archivage des fichiers sources. Un pré-tri physique des fragments, par grammage, teinte, présence d’images, améliore aussi la robustesse en réduisant les ambiguïtés dès l’entrée.

Limites et pistes d’amélioration

Comme toute méthode d’optimisation, celle-ci dépend d’un paramétrage pertinent. Des seuils trop stricts bloquent l’exploration ; des critères trop laxistes la rendent erratique. Les lots fortement mélangés, composés de documents visuellement proches (même mise en page, mêmes polices), restent difficiles et requièrent parfois une intervention humaine pour éviter les confusions. Les micro-fragments issus de broyeurs très fins constituent un autre défi : moins il y a de surfaces visibles, plus l’algorithme manque de prises. Des progrès sont attendus sur la robustesse aux artefacts de numérisation, sur l’automatisation des étapes de pré-tri et, plus largement, sur l’évaluation standardisée des performances (précision des raccords, complétude des pages, temps de calcul, etc.), pour faciliter la comparaison entre méthodes.

En conclusion

La reconstitution de documents déchirés ne relève plus seulement de la patience et de l’intuition de l’expert. L’optimisation stochastique apporte un moteur d’exploration capable de traiter des volumes importants, de composer avec l’incertitude et d’aboutir à des assemblages exploitables. En combinant automatisation, traçabilité et supervision par un expert lorsque c’est nécessaire, elle transforme un “puzzle impossible” en procédure méthodique, au service de la preuve matérielle, du renseignement et de la sauvegarde d’archives endommagées.

Références :

Institut National de Criminalistique et Criminologie de Belgique - Fibres police scientifique

Les fibres textiles pour aider à comprendre l’activité criminelle

L’éternelle question qui se pose dans bon nombre d’enquêtes criminelles est sans doute la suivante : que s’est-il réellement passé ? Cette question, en apparence anodine, est souvent difficile à élucider, même si les volets tactiques et scientifiques de l’enquête criminelle disposent à l’heure actuelle de technologies de pointe pour les éclairer. S’ajoute à cela le fait que la victime soit décédée dans le cas d’un meurtre, que la personne suspectée soit incomplète dans ses déclarations ou encore que plusieurs suspects / témoins proposent des versions contradictoires. Les enquêteurs n’ont alors d’autre choix que de se tourner vers des indices qui pourraient les renseigner sur le modus operandi des faits.

L’activité comme leitmotiv

Le déroulement de faits criminels implique souvent une activité intense qui contraste avec l’activité routinière de notre vie quotidienne. Si l’on prend l’exemple d’un meurtre à mains nues, l’action criminelle implique très certainement une bagarre initiale, un étranglement pour causer la mort et possiblement un déplacement du corps pour tenter de dissimuler les faits. Cette activité implique de multiples contacts entre la victime et son agresseur et par conséquent, un transfert de traces tel que l’explique Edmond LOCARD dans son traité de Criminalistique.

Vérifier la présence ou l’absence de traces est la première étape indispensable dans l’enquête criminelle. Cette recherche préliminaire peut déjà apporter des indices sérieux d’une action criminelle ou de la présence du suspect sur le lieu des faits. Toutes les traces ne sont cependant pas directement visibles, comme par exemple l’ADN de contact ou les microtraces. Des prélèvements pertinents aideront à obtenir par la suite des indices supplémentaires via des analyses de laboratoire. Il convient tout de même de rappeler que l’absence de traces n’indique pas toujours l’absence de contact et que la présence de traces peut aussi être légitime.

Tenter de comprendre le modus operandi des faits va demander de considérer les indices non plus sous l’angle de leur présence ou de leur absence, mais plutôt par le biais de leur quantité et / ou de leur localisation. Dans le cas des fibres textiles, la littérature forensique a démontré que des contacts intenses et / ou répétés (comme dans une action criminelle) engendrent le transfert d’une plus grande quantité de traces que de simples contacts du quotidien (comme dans une action légitime). Quant à la localisation des traces, elle est souvent liée à l’endroit où s’est exercée l’action la plus intense, telle que par exemple la zone du cou dans une manœuvre d’étranglement. L’activité qui s’est exercée durant les faits criminels peut dès lors être envisagée via la quantité de traces de fibres textiles retrouvées et leur localisation.

Expertise de fibres en police scientifique - Forenseek

Figure 1 : Différentes manières de représenter la localisation des traces de fibres sur le corps de la victime, en vue d’illustrer le rapport d’expertise de fibres et de faciliter la compréhension des zones de contact. L’image colorée (en haut à gauche) symbolise la photographie réelle faite sur la scène de crime. Les trois autres images représentent une version schématique du corps issue de cette photographie. La position et la concentration des traces de fibres peut être schématisée par des petits symboles colorés (ici des points orangés) ou par coloration des bandes adhésives via une échelle de gradation de couleur.  © 2015 The Chartered Society of Forensic Sciences. Published by Elsevier Ireland Ltd. All rights reserved

L’absence de traces n’indique pas toujours l’absence de contact et que la présence de traces peut aussi être légitime.

Les microtraces de fibres textiles

Les fibres textiles – entités microscopiques et matériau de base d’une matière textile – sont généralement disponibles de manière protubérante à la surface des vêtements, d’où elles peuvent être transférées par contact. L’échange de microtraces de fibres entre la victime et son agresseur intervient typiquement lors de la friction de leurs vêtements, en particulier dans les zones où le contact est le plus intense voire répété. A noter que les fibres se transfèrent également sur d’autres supports comme la peau et les cheveux. Les traces de fibres échangées sont alors une indication microscopique qu’un contact a eu lieu et elles ne demandent qu’à être révélées !

Les microtraces de fibres textiles sont habituellement invisibles à l’œil nu et requièrent de procéder à un prélèvement systématique. La technique de collecte la plus répandue au niveau européen est l’application de bandes adhésives sur toute la surface porteuse des traces (aussi nommée taping ou tape-lifting). La manière d’apposer les bandes adhésives dépend des conditions de travail ou du but recherché. Une application « zonale » (chaque bande adhésive utilisée est tamponnée à plusieurs reprises pour couvrir une zone plus large que ses dimensions propres) peut être considérée comme suffisante si le prélèvement consiste à préserver rapidement les traces ou que le vêtement a déjà été fortement manipulé, par exemple sous l’action des services d’urgence. A contrario, si une localisation précise des traces est souhaitée, l’application idéale est la technique « 1 : 1 » (chaque bande adhésive utilisée est apposée à une seule reprise pour couvrir une zone équivalente à ses dimensions propres, les bandes étant apposées bord à bord pour couvrir une surface plus large). Plus la technique de prélèvement est précise, plus la localisation des traces et leur quantité apparaîtra de manière évidente sur le schéma des traces qui sera établi après l’exploitation des prélèvements. Notons que la technique « 1 : 1 » est à recommander si des traces de sang ou d’ADN de contact doivent être exploitées sur les vêtements, car la technique « zonale » risque de disperser ou de diluer les traces biologiques.

La recherche des microtraces de fibres sur les bandes adhésives est encore et toujours manuelle. Faute d’appareillage automatisé, l’opérateur de laboratoire examine chaque bande adhésive sous le binoculaire et y recherche la présence de traces pertinentes. Si le suspect portait par exemple un T-shirt en coton rouge, l’opérateur qui examine les prélèvements réalisés sur la victime va cibler son attention sur les fibres de coton rouge de même nuance que celle du T-shirt suspect. Les traces sont habituellement marquées au feutre indélébile sur la bande adhésive, ce qui permet facilement de les localiser et de les dénombrer.

L’étape suivante consiste à analyser une partie voire la totalité des traces, après les avoir extraites de la bande adhésive et reconditionnées de manière individuelle sur une lamelle de verre correctement labélisée pour assurer leur traçabilité. La littérature forensique indique qu’une discrimination idéale est obtenue en combinant un examen microscopique à haut grossissement (typiquement 400×) et une mesure objective de la couleur de la fibre (via son spectre d’absorption en micro-spectrophotométrie). La composition chimique des fibres synthétiques est vérifiée si nécessaire par spectroscopie infra-rouge. Les traces démontrant les mêmes propriétés que les fibres du vêtement de comparaison sont dites correspondantes ou indiscernables du point de vue analytique.

Sans indication sur les vêtements portés par l’auteur des faits, le même genre de travail peut être réalisé, mais alors de manière investigative.

Connaissant la quantité et la localisation des traces dites correspondantes, il est alors possible d’établir une cartographie des traces sur le corps de la victime, si les prélèvements ont concerné la totalité du corps (vêtements, peau et cheveux) de la victime décédée. Un schéma plus simple des traces peut aussi être établi si a minima les vêtements de la victime ont été prélevés rapidement après leur saisie.

Sans indication sur les vêtements portés par l’auteur des faits, le même genre de travail peut être réalisé, mais alors de manière investigative. L’opérateur de laboratoire doit alors repérer sur les bandes adhésives les fibres de même aspect (forme et couleur) qui reviennent de manière récurrente et qui sont étrangères aux vêtements de la victime. Les traces marquées par l’opérateur sont ensuite analysées afin de vérifier qu’elles forment bien un groupe de traces indiscernables du point de vue analytique. Dans l’affirmative, les propriétés du groupe de fibres (notamment la couleur et la composition chimique) peuvent être communiquées aux enquêteurs dans l’idée de cibler des vêtements suspects lors de futures perquisitions. Ces vêtements pourront par la suite être utilisés comme matériel de comparaison pour les traces de fibres, ou encore exploités à la recherche d’autres types de traces comme du sang ou de l’ADN de contact.

La recherche de microtraces de fibres est ici principalement présentée sous l’angle de vue d’un contact criminel entre une victime et son meurtrier, avec un prélèvement systématique de microtraces sur le corps de la victime, réalisé sur le lieu des faits. Ceci découle d’une procédure standardisée d’application notamment en Belgique. Le prélèvement et la recherche de microtraces de fibres sont bien sûr possibles sur d’autres substrats que le corps ou les vêtements de la victime, à commencer par les vêtements d’un suspect, les sièges ou le coffre d’un véhicule, un couteau ou tout autre objet utilisé comme arme, etc.

L’expertise de fibres textiles est un domaine forensique généralement méconnu, dont l’utilité est souvent sous-estimée.

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Figure 2 : Technique de prélèvement de microtraces par bandes adhésives apposées sur le corps d’une victime. La technique « 1:1 » est illustrée (à gauche) avec des bandes adhésives de petite dimension qui épousent la morphologie du corps et (au centre) avec des bandes adhésives plus larges qui assurent un prélèvement plus rapide (« semi-1 : 1 »). La technique « zonale » est illustrée (à droite) via la division fictive du corps en plusieurs zones qui seront tour à tour tamponnées via des bandes adhésives.  © 2015 The Chartered Society of Forensic Sciences. Published by Elsevier Ireland Ltd. All rights reserved.

Le rôle important de l’expert en fibres

L’expertise de fibres textiles est un domaine forensique généralement méconnu, dont l’utilité est souvent sous-estimée. A l’instar d’autres traces matérielles, elle ne permet pas de mener à l’identification d’une personne comme source de la trace collectée, ce qui paraît a priori être une lacune. C’est pourquoi l’expertise de fibres ne doit pas être considérée en opposition aux analyses ADN, mais plutôt comme une expertise d’utilité complémentaire : l’ADN menant souvent à l’identification, les fibres potentiellement à l’activité criminelle !

Le rôle de l’expert est crucial dans une expertise de fibres et sa principale mission, au-delà de communiquer ses observations analytiques, est d’informer le futur lecteur de son rapport sur la portée des résultats analytiques. Là où l’expert en ADN peut, sans risque de mécompréhension, rapporter une correspondance de profil génétique entre le suspect et la trace prélevée sur le cou de la victime, l’expert en fibres se doit de nuancer la correspondance entre les traces de fibres et les vêtements suspects.

Le principal critère permettant de nuancer une correspondance est ce que l’on appelle la rareté des fibres analysées. La littérature forensique met en lumière les types de fibres les plus fréquents comme étant principalement le coton puis dans une plus petite mesure le polyester, en particulier de couleur noire, grise ou bleue. Ces types de fibres peuvent donc conduire à une correspondance fortuite, due à leur manque de rareté dans le monde textile. Les autres types de fibres peuvent être considérés comme plus rares et ainsi apporter plus de poids à la correspondance analytique établie entre les traces et les vêtements du suspect. Au-delà de la littérature disponible, l’idéal dans la détermination de la rareté est de disposer d’une base de données de fibres ou d’une solide expérience de plusieurs années dans le domaine. La création d’une base de données européenne est un sujet toujours en discussion depuis une bonne décennie et constitue un terreau fertile pour espérer aboutir à sa création effective dans la prochaine décennie.

Une manière transparente de nuancer les résultats de l’expertise de fibres est de formuler des conclusions pondérées provenant d’une démarche évaluative, notamment via l’approche évaluative de type bayésienne. Pour ce faire, l’expert travaille sur base de deux hypothèses et vérifie la vraisemblance des résultats analytiques selon l’une et l’autre hypothèse. Les hypothèses peuvent être formulées à différents niveaux, mais le leitmotiv de l’expertise de fibres demeure plus que probablement l’activité. Le niveau de l’activité va typiquement formuler ce que l’on reproche au suspect dans la première hypothèse (habituellement dite à charge) et ce que le suspect explique dans la seconde hypothèse (habituellement dite à décharge). Ainsi, l’expert est certain de considérer les deux points de vue (accusation et défense) dans l’évaluation des résultats de son expertise. Dans cette évaluation, l’expert va bien sûr intégrer la rareté des fibres analysées, mais également la quantité et la localisation des traces, ainsi que d’autres facteurs propres aux conditions du dossier traité (transfert, persistance, bruit de fond, etc.). L’évaluation fera pencher la balance en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse, avec un certain poids. Cette pondération est expliquée dans une annexe au rapport d’expertise, afin que le lecteur puisse comprendre la force (faible, modérée ou forte) des conclusions. De manière générique, une expertise de fibres peut typiquement produire des conclusions fortes en faveur de contacts intenses entre le suspect et la victime, par opposition aux contacts légitimes que le suspect explique. Le schéma des traces sur le corps de la victime viendra, en appui des conclusions, indiquer les zones de contact préférentielles sur le corps de la victime. En fin de compte, un suspect donnant des explications crédibles sur sa présence ou celle de son ADN sur le lieu des faits peut tout de même se retrouver trahi par ses vêtements !

Références :

  • De Wael, Lepot, Lunstroot & Gason, 10 years of 1:1 taping in Belgium— A selection ofmurder cases involving fibre examination, Science & Justice 56 (2016) 18-28.
  • Lau, Spindler & Roux, The transfer of fibres between garments in a choreographed assault scenario, Forensic Science International 349 (2023) 111746.
  • Sheridan et al., A quantitative assessment of the extent and distribution of textile fibre transfer to persons involved in physical assault, Science & Justice 63 (2023) 509-516.
  • Lepot, Lunstroot & De Wael, Interpol review of fibres and textiles 2016-2019, Forensic Science International: Synergy 2 (2020) 481-488.
  • Lepot, Vanhouche, Vanden Driessche & Lunstroot, Interpol review of fibres and textiles 2019-2022, Forensic Science International: Synergy 6 (2023) 100307.
  • ENFSI, Guideline for evaluative reporting in forensic science, v3.0, https://enfsi.eu/wp-content/uploads/2016/09/m1_guideline.pdf