Lorsqu’un cheveu ou un poil est retrouvé sans bulbe sur une scène de crime, aucune analyse génétique classique ne peut être réalisée. Privé d’ADN nucléaire, cet élément biologique n’offrait jusqu’ici qu’un intérêt limité et ne permettait ni l’identification formelle d’un individu, ni la consultation du fichier national génétique. Depuis quelques années, un changement majeur est intervenu : la protéomique du cheveu, qui exploite les protéines de la tige pilaire afin de révéler des marqueurs individualisants. Grâce aux progrès de la spectrométrie de masse, cette approche ouvre désormais une nouvelle voie d’identification, utile notamment dans les cold cases ou dans les situations où l’ADN est absent ou inexploitable.
Un élément pileux longtemps sous-exploité
Les cheveux et poils retrouvés sur les scènes de crime sont très souvent dépourvus de bulbe, empêchant toute analyse STR (Short Tandem Repeat). Les alternatives traditionnelles (étude morphologique ou ADN mitochondrial) n’offrent qu’une capacité discriminante réduite [1][9]. Dans de nombreuses affaires, ces éléments étaient classés parmi les « traces faibles », faute de valeur probante suffisante. Pourtant, le cheveu constitue un matériau biologiquement dense. Il est composé principalement de kératines et de protéines structurelles particulièrement stables, résistantes à la chaleur, au vieillissement et aux agressions environnementales [1]. Cette robustesse a conduit plusieurs équipes à explorer une autre voie : plutôt que de chercher de l’ADN là où il est absent ou dégradé, pourquoi ne pas s’appuyer directement sur les protéines, dont certaines varient d’un individu à l’autre ?

Figure 1 : Structure d’un cheveu. Source : cosmeticsdesign.com
De l’ADN à la protéomique
La rupture technologique s’appuie sur la spectrométrie de masse haute résolution (HRMS), associée à l’analyse bioinformatique des polymorphismes protéiques. Les travaux récents ont confirmé que l’on peut identifier des centaines de protéines dans un seul cheveu. Parmi elles, certains marqueurs, les SAP (Single Amino acid Polymorphisms), reflètent des variations génétiques individuelles [2]. Une étude majeure a montré qu’un individu présente en moyenne plus de 600 groupes protéiques détectables et plus de 160 marqueurs polymorphiques, permettant d’atteindre des probabilités de correspondance fortuite (Random Match Probability) de l’ordre de 10⁻¹⁴ [2]. Cette signature protéique se révèle donc hautement discriminante, comparable dans certains cas au pouvoir informatif de l’ADN mitochondrial, tout en échappant aux limites bien connues de ce dernier [10].
Les verrous techniques liés à l’extraction des protéines, compliquée par la structure fortement réticulée de la kératine, ont également été en partie levés. Des protocoles combinant chaleur contrôlée et agents réducteurs permettent désormais une extraction plus efficace et reproductible [3]. Ces avancées rendent la méthode plus mature et plus intégrable dans les pratiques forensiques.

Figure 2 : Processus d’analyse protéomique du cheveu : des protéines extraites de la tige pilaire sont fragmentées puis analysées par spectrométrie de masse afin d’identifier des variations peptidiques individuelles. Source : [2] Parker, G. et al., Deep Coverage Proteome Analysis of Human Hair Shafts, Journal of Proteome Research, 2022.
Des opportunités concrètes pour les enquêtes
La protéomique capillaire revalorise profondément le statut du cheveu dans l’investigation. Dans les cold case, des cheveux conservés depuis des décennies peuvent fournir aujourd’hui des informations individualisantes, même lorsque l’ADN nucléaire était inexploitable au moment des faits [5]. Dans des contextes extrêmes, comme sur des scènes d’incendies, lors de la découverte de corps carbonisés, ou le prélèvement de traces très dégradées, les protéines subsistent souvent là où l’ADN s’est dégradé, ce qui en fait une ressource particulièrement précieuse [5][6].
Pour les enquêtes récentes (agressions sexuelles, enlèvements, violences, contacts rapprochés), les cheveux ou poils sans racine prélevés sur des vêtements, dans des véhicules ou sur des victimes peuvent désormais contribuer à établir des rapprochements ou à exclure des individus. Même lorsqu’elle n’aboutit pas à une identification formelle, la signature protéique permet de réduire le champ des suspects, de confirmer ou d’infirmer une hypothèse, et d’alimenter un faisceau d’indices soumis aux magistrats [4]. Sur le plan judiciaire, cette méthode doit être appréhendée comme une approche probabiliste, proche de l’analyse de l’ADN mitochondrial mais fondée sur des marqueurs plus stables [7]. Intégrée avec rigueur, elle peut devenir déterminante dans les orientations d’enquêtes judiciaires, les réexamens d’affaires anciennes ou les dossiers restés sans réponse faute d’ADN ou de traces papillaires.
Les limites et défis de la technique
Malgré son potentiel, la protéomique capillaire reste une technique encore en phase de maturation. La première limite tient aux protocoles eux-mêmes. L’extraction des protéines reste délicate en raison de la structure résistante de la tige pilaire, et la standardisation complète n’est pas encore atteinte [3]. Un second enjeu est la constitution de bases de données populationnelles suffisamment vastes pour calculer des probabilités de correspondance fortuite robustes [4]. La validation inter-laboratoire, indispensable avant une utilisation en contexte pénal, nécessite des essais menés sur des cheveux provenant de populations, d’âges, d’environnements et de conditions de conservation variés [4][6].
L’intégration juridique pose également des défis. Les magistrats et avocats devront disposer d’explications claires sur cette nouvelle forme de preuve probabiliste. Les exigences classiques d’admissibilité (fiabilité, reproductibilité, transparence méthodologique, robustesse statistique, etc.) s’appliquent pleinement [7]. À ce jour, aucune norme internationale ne cadre encore la procédure, même si des travaux préliminaires sont engagés [8].
Vers une standardisation et intégration opérationnelle de l’analyse protéomique ?
Les perspectives pour les années à venir sont particulièrement encourageantes. Plusieurs centres, notamment Murdoch University et ChemCentre près de Perth en Australie, œuvrent à la standardisation des protocoles et à la production de bases de référence diversifiées [5][6]. Les progrès de la spectrométrie de masse et des outils bioinformatiques rendent désormais possible une automatisation partielle des analyses et une intégration plus simple dans les pratiques courantes des laboratoires forensiques. Pour les enquêteurs, policiers, gendarmes, magistrats et experts, cette évolution implique une adaptation des pratiques de prélèvement et de conservation. Désormais, tout cheveu sans racine doit être systématiquement collecté et conservé. Même minuscule, même ancien, il peut contenir une signature protéique exploitable. Ce changement de paradigme pourrait transformer la réévaluation des cold cases, l’analyse des scènes d’incendie et les investigations les plus complexes.
Conclusion
La protéomique capillaire constitue l’une des avancées les plus prometteuses des prochaines années dans le domaine de l’identification forensique. En redonnant de la valeur à des traces longtemps sous-exploitées, elle constitue une alternative fiable et robuste lorsque l’ADN est absent, dégradé ou inexploitable. Si son intégration judiciaire nécessite encore validation, standardisation et pédagogie, les premiers résultats montrent clairement que cette approche pourrait jouer un rôle décisif dans les enquêtes difficiles, les scènes dégradées et les affaires non résolues.
Références :
[1] Adav, S.S., Human hair proteomics: An overview, Science & Justice, 2021. Accessible via ScienceDirect (Elsevier). Analyse des protéines capillaires, limites analytiques et potentiel médico-légal.
[2] Parker, G. et al., Deep Coverage Proteome Analysis of Human Hair Shafts, Journal of Proteome Research, 2022. Étude clé avec ≈ 632 ± 243 groupes protéiques identifiés par individu, SAP individualisants, RMP jusqu’à 10⁻¹⁴.
[3] Liu, Y. et al., Individual-specific proteomic markers from protein amino acid polymorphisms, Proteome Science, 2024. Développement de protocoles d’amélioration d’extraction et démonstration de peptide-level individualisation.
[4] Smith, R.N. et al., Forensic proteomics: potential and challenges, Proteomics, 2023. Revue systématique : maturité technologique, intégration dans les workflows médico-légaux.
[5] Murdoch University – Western Australia, Hair protein identification project (2024–2025). Programme de recherche sur l’identification humaine via polymorphismes protéiques à partir de cheveux sans ADN. Communiqué institutionnel officiel.
[6] ChemCentre (Western Australia Government), World-first forensic proteomics research program, 2024. Projet financé sur la mise au point de protocoles standardisés pour cheveux, poils, ongles.
[7] Henry, R. & Stoyan, N., The admissibility of proteomic evidence in court, SSRN, 2020. Analyse juridique des preuves probabilistes émergentes (SAP, RMP, validation inter-lab, normes futures).
[8] ISO / ASTM – Guidelines on forensic biology & novel analytical methods, 2022–2024. Cadre normatif en évolution, discussions autour des méthodes non-ADN.
[9] Anslinger, K., Hair evidence in forensic science, Wiley, 2019. Limites des approches traditionnelles (morphologie, ADNmt).
[10] Budowle, B., Mitochondrial DNA in forensic identification, Elsevier, 2018. Base comparative pour comprendre la place de la protéomique.
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